Œil de DOM
Se coucher tard nuit. Me lever matin m’atteint.

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Imagination 19-2020 Marie Claude

samedi 23 mai 2020, par Dominique Villy

Mots :
arbuste abscons rillette bilboquet parabole
Photo : Voir plus bas.

Balthazar était resté en retrait, assis sous son arbuste. Durant les longues minutes pendant lesquelles Farida, la gorge serrée par les sanglots, tentait d’expliquer cette succession d’échecs dans sa vie, il semblait loin, absent, ne prêtant aucun intérêt à ce qu’elle disait

Farida vivait mal la distance qu’il installait entre eux.
Distance qu’elle interprétait comme de l’indifférence.
Et l’indifférence, c’est justement ce dont elle avait le moins besoin aujourd’hui.
Elle venait de traverser une série noire.
Dans sa vie professionnelle, dans sa vie amoureuse, dans sa vie trentenaire ans, rien n’allait. Tous ses projets s’écroulaient les uns après les autres. Les uns sur les autres.
Elle avait trouvé la petite maison, où elle rêvait de s’installer avec Thimotée. Fonder une famille dans ce petit cocon avec celui en qui elle croyait. Sortir la tête de la fange où elle avait végété longtemps, trop longtemps.
En deux mois, elle perdit son boulot, le banquier lui refusa sèchement le prêt pour l’achat de la bicoque et Thimotée avait foutu le camp avec cette salope de Sylviane.
Deux mois.
Même pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait. Le coup de bambou.

Et maintenant Balthazar, Balthazar qui avait toujours été son refuge dans les coups durs, Balthazar lui faisait le coup de la sourde oreille. Elle n’a plus qu’à crever. Plus qu’à se jeter sous le train, ou dans la Meuse. Elle est bien froide, la Meuse, en ce moment. Elle coulera immédiatement. Sans souffrir. Elle n’embarrassera plus personne, ni Balthazar, ni Thimotée, ni le banquier, ni le Patron.

Tout à coup Balthazar rompit son silence.
Sa voix, à la fois douce et ferme montait comme une mélopée.
Farida le retrouvait. Il ne s’était pas absenté. Il l’avait écoutée.
" Farida, depuis quelques mois je t’observe. J’observe ta vie. J’observe ce que tu fais. J’observe comment tu le fais. Tu connais la parabole du bilboquet ? Et bien voilà : le bilboquet, c’est un jeu d’adresse...et surtout de hasard. On lance la boule captive, et on tente de la réceptionner, de la ficher sur l’axe de la poignée. Une fois sur mille, le trou de la boule vient se positionner juste sur la pointe du manche. C’est magnifique. C’est un grand plaisir. C’est une belle victoire. On est alors servi par la ruse qu’on a déployée, par l’adresse, par l’obstination qu’on y a mise, mais surtout par le hasard. Pour les neuf cent quatre vingt dix neuf autres fois, c’est l’échec.
Où veux tu en venir, avec ton jouet ?
Ta vie, Farida, tu la mènes comme le joueur agite son bilboquet. C’est là que je veux en venir. Tu t’agites en vain. Tu gesticules. Tu comptes sur le hasard. Certes le hasard n’est pas à mépriser. Mais il n’est pas suffisant. Tu veux mon avis ? Fixe toi un but. Donne toi les moyens nécessaires. Donne une direction à ta vie. Tiens toi à cet axe, avance. Laisse sur le côté tout ce qui ne te porte pas dans le sens où tu veux aller. Retrouve de la sérénité. Tu es une femme courageuse. Tu es jeune. Fonce."

Farida avait suivi des thérapies, des analyses. Une espèce de gourou lui avait coûté une fortune et n’avait fait que l’entortiller dans des théories fumeuses tirées par les cheveux.
Et là, en dix minutes, sans mots abscons, Balthazar avait su diriger le faisceau d’une lampe juste sur les zones sombres de son esprit. D’un seul coup elle respira mieux. D’un seul coup elle sentit le sol sous ses talons. Elle allait rebondir.

Balthazar était un manuel. Il savait que "faire" permet de se retrouver, de se reconstruire. Il décrocha un tablier du clou, derrière le fourneau en fonte et le tendit à Farida.
" Tiens, enfile ça, je vais t’apprendre à préparer les rillettes !"