mardi 6 mars 2012, par
Journée ordinaire
Le Diable, qui se tenait tranquille
dans le fond de mon réveil, se met brusquement à manifester sa mauvaise humeur. Ses vociférations déchirent mon sommeil de plomb et me plantent des aiguilles dans le cervelet.
Je lance une main hagarde à la recherche du bouton poussoir qui va museler cette invention maudite. Les effets conjugués du froid polaire qui règne au-delà de deux centimètres de la couette et de la zébrure fulgurante de douleur de l’index qui heurte violemment l’arête vive de la table de nuit achèvent de me tirer des limbes.
C’est l’aube.
Debout, galérien. Si tu veux surprendre le soleil lorsqu’il passera la ligne d’horizon, c’est le moment de secouer ta carcasse.
Les muscles sont froids, les os craquent : Je suis vraisemblablement le seul humain de la rue (de la ville ?) à émerger aussi tôt, je porte à moi seul toute la souffrance du monde… (Le manque de sommeil me rend parano)
Je me précipite à travers l’appartement (au grand dam des voisins du dessous qui s’obstinent à
penser que ma démarche -souple et féline- n’est pas celle d’une biche. Les sots !
Je relance le chauffage.
Je m’engouffre sous la douche où l’alternance glacé/brûlant me porte à détester le monde de la plomberie et de la robinetterie. Heureusement, un flash d’info vient à point pour tempérer ma grognonnerie : il semble que ce matin encore, le genre humain a inventé des sujets de tracasseries au regard desquels les miens ne sont que broutilles et fariboles.
J’abandonne prestement la salle de bains, transformée pour l’heure en bauge à sangliers (oui, mais les utilisatrices suivantes bénéficieront à leur éveil d’une niche chaude et vivante).
Je me rue sur la cafetière, qui ne manque pas de se renverser, répandant une dose de « carte noire » sur la gazinière.
Je casse quatre allumettes avant de me rectifier la coiffure et les sourcils sur l’embrasement soudain de la nappe de butane qui n’attendait qu’une étincelle pour exulter.
Je déclanche une corrida dans la pile de tasses, je m’éventre deux autre doigts sur un couteau pointu et fourbe rangé à l’envers, bref, voilà une journée ordinaire qui démarre sur les chapeaux de roues.
Le café est trop fort, le beurre est trop dur, le pain est trop mou, la confiture coule à gros bouillons sur mon pull : tout va bien, si je retrouve mes clés dans le fouillis, je pars loin et vite…
Bien sûr, les serrures de la Daewoo sont gelées, et la pile du bidule pour ouvrir à distance est naze. Me reste la solution artisanale : souffler en veillant à pas me coller la lippe sur la tôle, dans un grand baiser enfiévré.
Je passe sur les quarante kilomètres de route.
Je passe sur le premier flot de vomissures qu’Edgar, 3 ans, disperse généreusement sur le tapis dès le premier quart d’heure.
Je passe sur les commentaires de Manon, 4 ans, qui se demande ce qu’Edgar a bien pu manger ce matin, et qui cherche la réponse dans les reliefs qui ornent encore l’allée centrale de la salle de jeux.
Je passe sur l’odeur qui ferait presque passer pour subtile une
haleine de poney.
Je passe sur les pitreries ordinaires qu’il faut inventer à chaque seconde pour maintenir un semblant de cohésion et d’harmonie dans un groupe de vingt cinq têtes brunes ou blondes de trois et quatre ans.
Je passe sur la voracité avec laquelle ils dévorent en quelques minutes tout ce que je mets chaque soir des heures à préparer, en me disant chaque fois que cette fois, c’est bonnard, j’ai des réserves pour plusieurs journées de travail.
Des chancres, ces mômes là !
Je passe sur les taches de peinture dont chacun s’ingénie à me consteller le pantalon, la chemise et même parfois la barbe (quelqu’un peut m’expliquer comment ils s’y prennent ?)
Je passe sur le repas que je prends à la hâte, sur un mobilier adapté à la taille des nains, qui, à la même heure, prennent le leur à des tables de cuisine pas du tout adaptées à leur taille !
Je passe, tant qu’à pleurer, autant pleurer de rire.
De toute façon, tout finit par s’arranger, même mal. (©C.B.)
Le soir, à l’heure où à la grisaille de la journée succède la noirceur d’ébène de la nuit, vers 17 heures, je reprends la route, zigzagant entres chevreuils kamikazes et ragondins suicidaires. La vallée du Doubs est une jungle doublée d’un enfer ! Une fois, il y a bien longtemps, à l’époque où je me déplaçais à moto, j’avais subi dans le même secteur l’ attaque en règle d’une buse belliqueuse. Heureusement pour mon neurone, je portais un casque homologué.
Saleté de monde animal.
D’ailleurs, en guise de vengeance, je décide de faire une halte chez un Casifour qui borde ma route, afin de réapprovisionner le frigo en diverses pièces de bêtes mortes, légumes flétris et laitages plus ou moins râpeux.
Mais nous sommes quatre cent quinze mille deux cent trente trois à avoir conçu la même idée ce soir.
Manque de chance, c’est précisément le soir où M. Promodès a donné congé à la plupart de ses préposées à l’encaissement. M. Promodès est le patron de la valeureuse entreprise où je piétine depuis vingt minutes, espérant voir venir le moment où je pourrai enfin lui refiler mon chèque
en échange de la montagne de nourriture que je viens d’empiler dans un chariot monstrueux, que dis-je, un tombereau !
On ne devrait jamais faire les courses avec la faim au ventre, on le sait, et cependant on se fait régulièrement berner.
On n’est pas raisonnable.
On dit aussi que les courses, c’est épuisant.
On n’a pas tort.
Réfléchis un peu, le poulet d’un kilo et demi que tu viens de choisir :
tu le sors du rayon boucherie pour le ranger dans le caddie
tu le sors du caddie pour le poser sur le tapis de la caisse
tu le reposes dans le caddie
tu le ressors du caddie pour le jeter dans la voiture
tu le ressors de la voiture
tu le ranges dans le frigo
tu le ressors du frigo pour le cuisiner
tu l’apportes sur la table…
Bilan, la bestiole, elle pèse douze kilos, et faudra encore descendre la carcasse dans la poubelle !
On n’est pas raisonnable, je vous dis.
Mais c’est pas tout. Je profite de mon passage devant les pompes pour refaire le plein. En plus, pour une fois, il n’y a pas d’affluence.
Hop.
Et ben non, ça ne sera pas rapide. Quand le diable s’en mêle, il fignole, le bougre. Il peaufine. Du travail d’artisan. Du cousu main.
N’importe quel benêt est capable de transvaser quarante litres de super de la pompe à son réservoir.
Et ben pas moi.
Une fois sur deux, le pistolet ne rentre pas dans l’embouchure, ou mal, si bien que le flot s’arrête tous les vingt centilitres.
Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch ! Glou glou. Splatch !
C’est pas croyable comme ça agace !
J’essaie de rester digne. Genre : tout est sous contrôle, la mécanique hoquette un peu, mais tout va rentrer dans l’ordre, j’me laisse pas démonter pour si peu…
Mais au fond, fond du fond, ça me gonfle ! Je bouillonne, je fulmine, je me retiens à grand peine de lui mettre le feu, à cet automate.
Evidemment, je ne réussirai pas à me servir correctement, sauf au dernier moment, et alors je m’aspergerai les chaussures avec le trop plein.
Marre, marre de marre.
Raccrocher, descendre dans la voiture (désolé, dans la mienne, de voiture, je ne monte pas, je descends), démarrer, s’arrêter, sortir la carte, composer le code, ranger tout le fouillis, carte, ticket, et tout ce qui a profité de l’intermède pour tomber du portefeuille, redémarrer…
Je voudrais être LOIN.
Tiens, au moment où je mets enfin le cap sur mon nid, un journaleux de France Inter sort de ma radio pour m’avertir personnellement que Monsieur Promodès, dont j’ai évoqué le nom quelques lignes plus haut, vient de se ratatiner un p’tit peu avec son aéroplane privé…
Décidément, tout le monde a ses soucis…
Moralité : Achetez plutôt votre avion chez Géant.