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mardi 13 mars 2012, par
Si comme moi, tu as une fille adolescente, plus prompte à s’occuper de sa petite personne qu’à fournir une aide quelconque aux basses besognes du quotidien ....
... tu me comprendras.
Si ta fille a déjà depuis longtemps dépassé cet âge, tes souvenirs se trouveront ravivés à la lecture de ce qui suit ...
... tu me comprendras.
Si ta fille est encore petite et loin des tourments de la puberté, rigole : dans peu d’années, tu rigoleras moins ...
... tu me comprendras.
Si tu n’as pas encore de fille, ne fais pas le malin ; le diable peut encore te réserver bien des surprises ...
... je me comprends.
J’avais besoin, ce matin-là d’une paire de bras supplémentaires pour transporter une invraisemblable quantité de trucs et de machins, tous précieux, quoique complètements inutiles et envahissants.
Je vous vois venir. Vous croyez déjà que le père indigne allait honteusement esclavager sa progéniture.
Et ben non !
J’allais simplement user de toute ma
ruse et ma fourberie naturelles pour l’inciter à participer à la manutention de tout ce bazar ……qui est le sien !
« Bon, alors d’accord, mais on y va tout de suite, parce que moi, j’ai pas que ça à faire, alors faut y aller, alors on y va », annonce la diablesse, avec un relatif self contrôle.
Quelque chose m’échappe, la victoire est trop rapide, je crains le retour de bâton.
Bon, autant battre le fer pendant qu’il est chaud ; on saute dans la voiture, qui ressemble d’ailleurs plus à un camion bulgare en surcharge qu’à n’importe quoi d’autre.
La tâche d’aujourd’hui consiste à empiler dans un grenier les objets d’un quotidien obsolète, dont la charmante belette n’a pas le coeur de se séparer définitivement.
En route.
« Ah, au fait, avant de déposer tout ça, on va passer chez Carrouf ; le frigo est vide et au retour, on sera dans un état pitoyable, sueur et toiles d’araignées collées dans le chignon... Autant acheter la ration de fourrage tout de suite ».
Moue scandalisée de Ma fille, - je savais bien que des râleries étaient prévisibles.
« Oui, ben d’abord non, y a pas moyen, j’me promène pas dans un magasin comme ça, ça l’fait pas, t’as vu comment j’me suis habillée, si tu m’avais prévenue encore, je dis pas mais là non, c’est même pas la peine, tu rigoles ou quoi, j’ai pas envie de me payer la honte, et toc ! »
Qu’est-ce que tu veux que je réponde à ça ?
« A ton aise, fille ; j’te rappelle seulement que chez carouf, ils sont arrivés en retard le jour de la distribution de l’ombre sur les parkings. Tu risques de te dessécher en m’attendant dans la voiture... »
Elle doit bien se rendre à l’évidence : La carrosserie de la Ford n’attend que la tranche de vache folle pour devenir grill, les plastiques se la jouent caramel mou, le bitume fait splatsch ! splatsch ! Et les inconscients qui se risquent à l’extérieur sans combinaison ignifugée disparaissent illico dans un frémissement de fricassée aux herbes.
C’est l’été, donc.
Et il fait chaud, l’été, par chez nous, vingt dieux !
« Bon, ça va, je t’accompagne, mais tu te fais pas remarquer, et pour une fois, tu ne rencontres pas trente personnes et tu passes pas une heure à jacasser.
Allez, je fais un effort, j’essaie de ne pas la contrarier, ce n’est qu’un juste retour au climat de coopération qui s’installe.
Par ailleurs, je suis vraiment surpris qu’elle accepte de risquer de montrer le bout de ses moustaches dans la tenue où elle est maintenant. Non, rien de négligé, n’allez pas imaginer, ... seulement pour une fois, elle n’a pas passé deux heures dans la salle de bains et devant la glace.
Je vais même me hâter.
Je me hâte.
J’entre dans le magasin, pas besoin de caddy, j’avance à grandes enjambées, je bouscule violemment le portillon automatique, une, deux, je choisis sans l’ombre d’une hésitation l’allée charcuterie & fromages, j’oblique vers la file d’attente, réduite à cette heure matinale. Mentalement je prépare une liste de denrées porcines et bovines propres à calmer les appétits de quelques estomacs pas regardants.
STOP !
Le distributeur de tickets de passage m’interpelle. Il laisse échapper de sa gueule entrebâillée une longue langue de papier jaune prédécoupée, numéros 086, 087, 088, etc. ...
D’une main sûre, j’en saisis l’extrémité, numéro 086, je tire, avec peut-être une toute p’tite tiote louchette de vigueur mal contenue....
Merdre de merdre !
Le capot mobile du distributeur se soulève. Sous la rudesse de l’assaut, le rouleau de papier gicle de son logement, retombe dans son logement, vacille et finit par chuter sur le sol. Il se déroule, parcourt au moins vingt cinq mètres, genre de serpentin folâtre, taquin et primesautier...
Pendant ce temps, le capot, quoique d’une apparente légèreté, retombe bruyamment, et rebondit en produisant une succession de claquements secs et sonores, un peu comme le bec d’une cigogne prise de Parkinson.
Je me précipite aux trousses de ce foutu rouleau, qui m’échappe, bien sûr, et part explorer des territoires lointains que, sans ma maladresse, il ignorerait encore.
Je galope, il trottine de son pas menu. Je m’essouffle, il trouve l’énergie de virevolter, de papillonner, de tracer milles courbes et arabesques élégantes sur le dallage froid.
Milliard de sacs !
Heureusement que j’ai mis les chaussures tout temps, il n’aurait plus manqué que je m’étale entre les rayons « jambon de dindon » et « râpé de la mer ».
La vie n’est pas un long fleuve tranquille.
Je suis fatigué, déprimé.
Mais c’est rien à côté de ce qui m’attend... Z’avez pas besoin que je vous fasse un dessin ?
Un nez long comme ça, qu’elle m’allonge. Je n’ai que le temps de la voir filer au large, en m’adressant un regard noir, lourd d’une haine à peine contenue.
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A mon avis, j’ai gaffé.