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mardi 27 mars 2012, par
Une conjuration de fâcheux semblait s’être donné le mot pour me flinguer le sommeil.
J’habitais seul, en semaine, l’appartement et c’est vraisemblablement de cette époque que datent mes habitudes de couche-tard : débarrassé de toute crainte de réveiller quiconque, j’entamais une seconde journée vers 22 heures, que je poursuivais bien souvent jusqu’au petit matin. La lampe sous laquelle je m’affairais était bien souvent la dernière de l’immeuble à rester en veille. Seul bipède actif dans le vaisseau endormi, je savourais cette sorte de puissance et de supériorité que donne la verticalité, sur le reste du monde qui gît.
Trois décennies plus tard, j’ai perdu ce goût et cette force....
Les quelques heures de sommeil que je m’octroyais, peu avant les premières lueurs de l’aube, suffisaient à réparer les méfaits des longues veilles. Un sommeil de bûche que nul coin n’aurait su entamer, durant quatre ou cinq heures, une douche, un café et la mécanique repart sans le moindre grincement... Du cousu main...
Cependant, si le diable s’en mêle, la mécanique, quoique plutôt docile et bien huilée, peut très rapidement se transformer en un affreux cafouillazibule mal ficelé et crachoteux.
Ce fut le cas.
Et ce fut le téléphone qui rompit la belle harmonie de mes nuits courtes et mes jours sans fin.
Cette nuit là, justement, je venais de plonger dans le néant d’un sommeil de brute, raide et lourd comme un âne mort, assommé avant même d’avoir pensé à fermer les yeux. Je n’étais plus. Plus de conscience, plus d’épaisseur, plus le moindre rouage en mouvement, rien qu’une masse inerte, aspirant goulûment un air trop chiche en oxygène.
C’est l’instant précis que choisit un correspondant improbable pour gratouiller mon numéro sur la roue ajourée de son téléphone. (Ça situe l’époque, le détail de la roue crantée du téléphone !)
Nos gamins usent, et abusent du téléphone, en tout lieux et à toute heure. Mais ceux qui sont d’un autre âge, comme moi, se souviennent qu’une sonnerie, au milieu de la nuit, était immanquablement annonciatrice d’un malheur.
Sommeil en miettes tranchantes éparpillées sur le dallage, rêves en berne, tu quittes à la hâte l’îlot plumeux, tu te cognes un orteil dans cette chaise qui n’a rien à faire là mais que tout de même, elle n’est pas venue toute seule, je l’avais bien dit, c’est une conjuration, tu bondis sur le combiné en chuintant un " allo " de chauve-souris, le sang te bourdonne aux oreilles, la pendule cardiaque te fait le coup du moteur à quatre temps qui coule une bielle, ... et là, atterré, quasiment exsangue, avec le cervelet visqueux comme une demi louche de fromage blanc, tu entends une voix féminine qui te dit :
" - Allo, j’vôdrais parler à Fôtima !
Ben, ça va pôs être possible...
Pourquoi, elle est pôs là, Fôtima ?
Euh, non, elle est pôs là.
Elle va rentrer bientôt, Fôtima ?
J’crois pôs, elle a pôs d’clé, pis d’abord, elle habite pôs là."
Là, la Nénnette réagit.
Vos êtes pôs le 81 72 .. .. ?
Elle me donne un numéro, bordel, mais c’est le mien !
Sommeil cassé, j’peux pas me rendormir.
Que le diable emporte cette emmerdeuse, et qu’il se la garde.
Les deux nuits suivantes, au moment de regagner la niche, un semblant d’angoisse, m’étreignait la boîte à ragoût. Les palpitations engendrées par cet appel nocturne avaient commencé un travail de sape, un ouvrage fourbe et souterrain, ébranlant quelque peu le solide édifice de mon optimisme naturel.
" - Si elle se retrompe, la denrée, je tire sur le fil jusqu’à ce qu’elle me parvienne et j’m’en fais une paire de chaussons pour l’hiver !"
La nuit suivante, à trois heures du matin, la sonnerie du téléphone, non modulable, me taraude brutalement le bulbe.
Panique.
Je catapulte au diable la couette, traverse la chambre en jurant, me précipite dans la pièce où, benoîtement posée sur un baffle, cette foutue invention du mâlin vocifère à s’en faire péter les électro-aimants.
" - Allo !?
Oh, je suis désolé, monsieur, je vous prie de m’excuser, je crois bien que je me suis trompé de numéro, excusez-moi encore..."
Le type a vraiment l’air navré, manifestement, il s’est trompé, tout simplement. J’ai même pas le réflexe de l’insulter.
Sommeil cassé, j’peux pas me rendormir. Que le diable emporte cet emmerdeur, et qu’il se le garde.
Inutile de préciser que le travail de sape évoqué quelques lignes plus haut prit alors des airs de construction de l’eurotunnel. Je repoussais de plus en plus l’heure d’affaler ma carcasse sur le dunlopilo, de peur d’attirer le mauvais oeil.
La sagesse élémentaire aurait commandé de débrancher, ainsi, plus de problème.
Cependant supprimer un symptôme n’est pas supprimer la maladie. Ce qu’il me fallait, c’est qu’on arrête de m’emmerder pendant la nuit.
Et rapidement.
Paraît que je devenais irritable...
L’angoisse, avant de regagner le terrier, distillait un poison qui ne me laissait plus de répit. A quoi bon s’écrouler tout de suite si c’est pour sentir sa tête exploser sous les aiguillons acérés de cette fichue sonnerie dans moins de deux heures, puisqu’il semble que France Télécom a relié l’ensemble du réseau régional (national ?) à mon numéro ; cependant, cette veille, forcée en quelque sorte, ne m’est d’aucune utilité, mon état de nervosité m’interdisant la moindre activité cohérente.
Vous me croyez, si je vous dis que, la nuit même... dans mon premier sommeil.. le téléphone... si, si, je ne vous charrie pas.
Hurlement, envie de meurtre, je me jette à bas du lit, je torture la porte de la chambre, elle grince sur mon passage, j’abats huit cents grammes de paluche contractée sur le combiné, et, mobilisant le peu de bon sens qui me reste, j’aboie :
" - Enfin, Quoi ? Maintenant, ça suffat comme-ci ! regrettant au passage que la distance qui me sépare de l’importun le prive de mon haleine rendue subtilement fétide par les torrents d’acidité que me valent ces nuits perturbées.
Cette fois, j’ai affaire à un pochtron, un gentil pochtron, débordant de tendresse comme le sont parfois les pochtrons, un pochtron larmoyant, un pochtron qui se vautre dans une philosophie à deux balles, un pochtron qui geint sur la difficulté de trouver des vrais amis, de les garder, de pouvoir compter sur eux, genre à la vie, à la mort, un pochtron en mal de causette, de compréhension, un pochtron qui suinte une humanité bêlante, mêlée à une mauvaise piquette acide et qui m’appelle, oui, moi, il s’est pas trompé, le pochtron, et moi, ingrat sur toute la ligne, je le remets même pas, pourtant un vieux copain, ça s’oublie pas, c’est même à ça qu’on les reconnait, les vieux copains : après des années d’interruption, les contacts reprennent là où ils en étaient, la belle fraternité se rit du temps qui passe et gomme tout.
ET MERDE ! A quatre heures du mat, je disserte pas, moi, JE DORS.
( En fait, de longs mois plus tard, je reconnaitrai la voix de ce pochtron... C’était effectivement un bon copain, ... d’autrefois. )
Sommeil cassé, j’peux pas me rendormir. Que le diable emporte l’ensemble de l’humanité, et qu’il se la garde.
Bon, en fait j’exagère. Je me suis rendormi. Pour quelques heures. Un
mauvais sommeil, pâteux, comateux. Un de ceux dont on sort les membres brisés, la tête pesante, et qui laisse à la bouche un goût de fond de cage à perroquets.
Je m’extirpe de ma chambre, hagard, l’oeil glauque et la moustache agressive.
Première surprise : Plus de poignée à la porte. Heureusement qu’un courant d’air ne l’a pas claquée.
Je passe dans le salon, où j’avise immédiatement le combiné, ustensile des malheurs de mes nuits, qui pend lamentablement au bout de son fil torsadé... Dans mon affolement nocturne, j’aurai oublié de le raccrocher... Il est vraiment urgent que je trouve un peu de repos.
Mais la vraie surprise, c’est encore sur le téléphone, qu’elle trône :
A la place du combiné, délicatement posée sur le support, la poignée de la porte de ma chambre, débarrassée du clou tordu qui faisait office de clavette, attend que la main énervée qui l’a arrachée cette nuit, la replace ce matin.
Faut que je sois sérieusement en désordre pour avoir confondu le combiné et la poignée !