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mercredi 15 avril 2020, par
Mercredi 15 avril...
Quand tu commences à bien te connaître (ça serait malheureux, à ton âge !), tu les sens venir, les matins où ça ne va pas être simple d’attacher les choses les unes au bout des autres.
Tu les pressens, plutôt.
Dès que le pied touche le sol, au lever, ça coince.
Bon, ça coince pas vraiment, mais il n’y a pas d’entrain. Pas l’entrain de la veille, pas l’entrain de l’avant-veille.
C’est au moins le signe que tu te souviens d’hier et d’avant hier. Faut positiver.
Tu fais traînasser ton petit déjeuner. Tu le rallonges. Une tartine. Un yaourt. Un fruit. Tu sens bien que ça n’est pas nécessaire. Tu ne t’expliques pas honnêtement ce désir de nourriture.
Tu éludes. Tu te défausses. Tu gournifles, comme disait ma grand-mère.
Cependant, au fond de toi, tu le sais !
Reculer....
Reculer le moment.
Repousser l’échéance.
Tergiverser en t’appuyant sur le fait que le petit déjeuner est un temps essentiel, un temps clé de la journée. Temps qu’il faut vivre pleinement. Tu ne vas pas commencer à le sagouiner.
Tu croques, du bout du bec.
Tu mâchonnes, lentement, lennnnnnntemennnnnnt.
Tu ingères, paisiblement.
Tu te vautres un peu dans les miettes, c’est une faute de goût !
Tu te verses un autre café, tu tournes la cuillère, tu la tournes, tu la tournes même si tu ne sucres pas le breuvage qui énerve.
Dans le fond, tu n’as aucune illusion.
Ce matin, tu es sec.
Complètement sec.
Sec de chez sec.
Rien à dire.
Rien à écrire.
Qu’est-ce que je disais, hier ? " l’angoisse de la page blanche".
Et ben nous y voilà. Paf !
Réagir. Prendre le taureau par les cornes.
Se précipiter sur la vaisselle. Curer le cul des casseroles comme jamais. Ranger les petites cuillères, en position cuillères. Frotter les poignées des portes à l’alcool. Prendre une seconde douche, bref ne reculer devant rien pour éviter de se trouver face à la tâche assignée ...
" Et si je vérifiais si mes sauvegardes se font ? Si ma commande au drive est bien passée ? Et si j’appelais Machin Machine ? Et si je traitais les affaires courantes ? Et si je répondais aux courriers en retard ?"
En vain.
Ce qu’il me faut, c’est m’y mettre.
Rédiger cette page.
Attaquer, et ne relever la tête qu’une fois la ligne passée.
Je serai content, après...
Les conditions sont bonnes, voire excellentes. Ni trop chaud, ni trop froid au jardin, où personne ne va me distraire : les gens sont enfermés chez eux. Confinés.
Occupés à des tâches moins vaines que celle que je me suis fixée. ..
Les gens, ils travaillent.
Les gens, ils font travailler leurs gamins.
Les gens, ils sont partis épuiser leur crédit promenade. Balader dans un cercle de un km de rayon au départ de chez soi, c’est un peu ridicule, hors période de confinement ; mais aujourd’hui, à raison d’une heure par jour, ça ouvre l’horizon sur un bon nombre de ruelles, de venelles, de passages ...sauf si on habite en Beauce...
Les gens, ils sont au téléphone pour tenter de se faire rembourser les tickets d’avion du voyage de l’été, qui n’aura pas lieu.
Les gens, ils essaient d’annuler leur location d’appartement à Avignon, pour le Festival, leur camping pour Chalon dans la rue, pour Jazz sous les pommiers ou pour les Franco...
Les gens ils se débattent pour trouver le déménageur qui voudra bien enfreindre les interdits et transporter leur mobilier samedi prochain, car l’acquéreur de leur appartement, lui, il en a trouvé un, et il arrive mardi avec ses quatre gosses et ses cartons.
Les gens, ils cherchent un garagiste qui n’a pas baissé son rideau de fer et qui voudra bien changer le pneu de la voiture qu’ils ont explosé contre un trottoir.
Les gens, soit ils partent tôt faire les achats de première nécessité, parce que tôt le matin, à l’ouverture, ils sont sûrs de ne pas poireauter des plombes en file indienne devant le Super U, soit ils partent tard faire les achats de première nécessité, parce qu’ils savent que, tard, à la fermeture, ils sont sûrs de ne pas poireauter des plombes, en file indienne, devant le Super U.
Parce que les gens, ils savent.
Ils savent, eux.
Ils savent ce qui est bon.
Ils savent ce qui n’est pas bon.
Ils savent et ne se privent pas de le faire savoir aux autres.
C’est les autres qui ne savent pas, bien sûr.
Pourtant c’est pas faute de leur dire !
Ah ! Si on les écoutait, au moins une fois, c’est sûr que ça irait mieux !
Tous les autres disent exactement le contraire de ce qu’ils disent, eux !
C’est un comble !
Comment voulez-vous que ça marche ?
Comment voulez-vous que tout ne parte pas à vau-l’eau ?
Enfin....je dis ça, je ne dis rien.
Mais c’est mon avis !